Quelle satisfaction d'inaugurer ce blog par un article relatif à William Kentridge! Pour ceux qui ne connaissent pas cet artiste Sud-africain aux multiples facettes, soyez prévenus que je ne manquerai pas de remédier à cela au fil de mes articles et dossiers. Et pour cause. Il me sera difficile de garder pour moi deux années d'informations récoltées auprès de l'équipe et d'analyses élaborées autour de son travail. (Pour info, le mémoire de recherche auquel cela a aboutit -William Kentridge et la migration de la pensée (La Flute enchantée, Le Nez et Refuse The Hour)- est disponible à la bibliothèque Gaston Baty de Paris 3 Sorbonne-Nouvelle).
Bref. "Satisfaction" disais-je, car grâce à Refuse The Hour il ne s'agit pas seulement pour moi de commencer par un travail au sujet duquel je suis à peu près sûre d'être à l'aise, mais surtout de voir que ces analyses écrites il y a un an lors de sa création à Amsterdam (Juin 2012) puis de sa reprise à Avignon (juillet 2012) peuvent garder encore en utilité et être d'actualité: notre belle capitale accueillera pour la première fois Refuse The Hour au Théâtre éphémère du Palais Royal du 23 au 27 Juillet, dans le cadre du Paris Quartier d'été.
Pour ceux qui veulent aller plus loin, on annonce aussi une rencontre avec l'artiste parmi les propositions bonus du festival, mais pas encore de date.
Enfin. Passons aux choses sérieuses!
Le dossier qui suit est un extrait modifié d'un article que j'ai rédigé pour une revue universitaire brésilienne, j'en ajouterai dès que possible la notice bibliographique (merci de la respecter en cas de réutilisation). Sauf mention contraire tous les croquis sont de moi.
"D’un
dialogue entre l’art et la science, deux œuvres.
Plaçons d’abord
l’environnement tout sauf anodin qui a accueilli et nourri l’avènement de cette
production. Contrairement à ses deux ainés, [(La Flûte enchantée de Mozart créé en 2005, puis Le Nez de Chostakovitch créé en 2010)] Refuse The Hour n’est pas la mise en
scène d’une œuvre lyrique (ou encore théâtrale) préexistante, ni même
d’ailleurs le fruit d’une exploration initialement destinée à la scène. D’une
part, l’actuel cadet des spectacles de l’artiste s’est élaboré sur la trame
d’un dialogue sur la thématique du temps, engagé entre le sud-africain et le
physicien américain Peter Galison (professeur d’histoire des sciences à Harvard).
D’autre part, il est né sous l’impulsion de la commande à Kentridge, artiste plasticien autant qu'homme de scène, d’une œuvre inédite
pour la 13ème édition de la Documenta. En premier lieu, ce projet de
collaboration entre art et science était en effet destiné à proposer une
installation – intitulée The Refusal of
Time[i] – pour cet événement majeur d’art
contemporain, qui s’installe à Kassel (Allemagne) pour trois mois tous les cinq
ans.
Les questions du temps
et de sa perception, dont Galison est spécialiste[ii], ont
provoqué l’intérêt et l’imaginaire de Kentridge, qui se dit lui-même confronté
à la manipulation du temps dans sa pratique de l’animation. Travailler l’image
animée ou le film, c’est en effet tenir entre ses mains la possibilité de
fragmenter le mouvement, de jouer avec le déroulé chronologique d’une
narration, d’inverser le temps, de l’accélérer, le ralentir ou le répéter en
boucle. Avec la vidéo, la linéarité du flux temporel peut être remise en
question. Or, Galison pour sa part a justement entrepris de dénoncer à quel
point la perception moderne du temps tend à être artificiellement objectivée et
standardisée à l’échelle mondiale (la synchronisation des horloges, le globe
découpé par les fuseaux horaires et les méridiens, l’emplacement arbitraire du
degré zéro à Greenwich, etc.).
A partir de ce terrain
d’exploration commun, encore fallait-il trouver des manières de se comprendre
mutuellement et de solidariser leurs approches respectives du temps en des
formes et en une sensibilité partagée, pour ne pas risquer que « l’art
devienne un simple moyen d’illustrer les idées scientifiques »[iii].
Peter Galison rapporte
que c’est la même faculté à associer ce qui relève du monde des idées à des
formes sensibles et concrètes qu’ils ont immédiatement identifiée comme un
outil de travail partagé. Ils se sont « tout de suite découvert un même
intérêt pour des histoires, des scénarios, dans lesquels des éléments très
abstraits sont associés à des phénomènes particulièrement tangibles »[iv].
Des histoires particulières ont ainsi retenu leur attention, telles que
l’étonnante existence d’un système de pompes pneumatiques sous les rues de
Paris pour synchroniser les horloges de la ville, ou encore la théorie de Felix
Eberty qui imagine la galaxie comme une vaste salle d’archives universelle. Par
ailleurs, cette inclinaison commune pour l’expression de la théorie sous une
forme palpable (anecdote, métaphore, histoires) s’est trouvée renforcée par
leur attrait pour une même période historique : la fin du XIXème siècle.
Chargée de l’atmosphère particulière de la révolution industrielle, l’imagerie de
cette époque et de ses inventions mécaniques les fascinent tous deux.
The Refusal of Time, du dialogue aux deux
œuvres : un processus à vue.
Produit par une agence
artistique française (TomorrowLand, dirigée par Caroline Naphegyi) et entouré d’une
même équipe de collaborateurs[v] déjà
réunie par La Flûte enchantée et Le Nez (ses deux dernières productions), le projet a traversé des formes
et des chemins divers, parfois temporaires ou préparatoires comme le sont des
étapes de création, parfois conservées en parallèle, avant de pouvoir aboutir à
The Refusal of Time, l’installation
attendue, ainsi qu’au spectacle Refuse
The Hour, surgit comme une nécessaire seconde voie de création au cours des
deux années de développement.
La machine (dite "l'éléphant") au centre de l'installation à cinq projections The Refusal of Time. Dessin de l'auteur |
Pour beaucoup d’artistes,
le définitif de la création (si tant est qu’un définitif existe dans les
spectacles vivants) est en bout de chaîne d’une somme de possibles appelés à
être oubliés et gommés pour ne garder que la forme finalisée de la production.
Chez Kentridge en revanche, les étapes passées, abandonnées ou préparatoires ne
sont pas cachées. Nombre d’objets et de documents qui auraient pu n’être que
brouillons et matières visuelles nécessaires à Refuse The Hour ou à The
Refusal of Time tendent même plutôt, par des présentations publiques
(expositions, représentations ou/et publications), à accéder aux propriétés d’objets
ou d’événements artistiques à part entières. Les suivre permet d’observer la presque
totalité du cheminement par lequel l’équipe est passée.
La
Négation du Temps – Prologue[vi],
exposition présentée au Laboratoire à Paris, et Dancing with Dada, une première version de Refuse The Hour, présentée en septembre 2011 au Market Theatre deJohannesburg sont de ces étapes du processus qui se montrent et se partagent
avec le public. Ainsi livrés à la vue et à la compréhension de spectateurs et
visiteurs, ces événements – réinvestis dans les propositions finales et n’ayant
pas été re-présentés sous ces formes –
brouillent les limites entre le préparatoire et l’œuvre.
Ils manifestent la
prise de conscience de la fascination que l’accès à une création en train de se
faire peut exercer sur le public. Et ils témoignent aussi de l’intérêt que l’artiste
et son équipe portent eux aussi au long processus qui les invite à trouver une
manière de créer ensemble. L’exposition au Laboratoire montrait les premiers
films réalisés sur le thème, des machines à rouages apparents (inspirées par
les machineries du XIXème siècle) et des esquisses des futurs interprètes du
spectacle, alors mis à contribution pour réaliser les films. Elle mettait à nu la façon dont la
sensibilité de l’artiste a pu trouver écho chez le scientifique et comment
chacun des collaborateurs récurrents de Kentridge avait pu se greffer à cette
démarche avant même qu’il ne soit question de spectacle[vii].
Les intentions et les objectifs dont elle s’est fait la porte-parole à un temps
donné trahissent aussi, en les comparant avec les aboutissements finalisés du
projet, les revirements et les remises en question projet qui se sont posés par
la suite à l’équipe.
Particulièrement
manifeste de ces modifications apportées par le temps sur un projet, la
comparaison de Dancing with Dada,
forme de work in progress public,
avec Refuse The Hour, son évolution
directe, ne révèle pas seulement la décision d’un changement de titre.
Présentés à neuf mois d’intervalle, Dancing
with Dada fixait un cadre général très similaire au spectacle à naître:
de grandes toiles peintes – supports de projections – fermaient le fond de
scène tout en permettant le passage d’interprètes, l’utilisation d’un texte
écrit par Kentridge (à partir des conversations avec Galison, de ses
expériences et anecdotes personnelles) comme « livret », les tableaux
séquentiels fractionnant le spectacle en succession de scènes thématiques et la
réutilisation massive des images-vidéos et des idées de machines ayant été
montrées au Laboratoire étaient déjà présentes. A la première de Refuse The Hour le 18 juin 2012, le
public a redécouvert les toiles peintes dans un nouvel agencement
scénographique (qui permet aux toiles de porter d’autres raisons d’être que
celle d’écran vidéo). Il a pu aussi observer les résultats d’un travail de
peaufinage du texte, d’enchainement des scènes, de précision du jeu et des
déplacements des interprètes. Tout un ensemble de modifications qui concourent
notamment à valoriser les possibilités offertes par la scène par rapport aux
modalités de l’installation. Des premières recherches éclatées présentées dans
l’exposition au Laboratoire, à Dancing
with Dada puis Refuse The Hour et/ou The Refusal of Time, ces traces d’une
préparation (auxquelles ont continué de s’ajouter de nouveaux dessins, films et
machines par la suite…) permettent une compréhension du travail de Kentridge et
son équipe à travers les étapes de son développement.
Avec la parution de The Refusal of Time[viii],
un ouvrage traversant l’ensemble des formes élaborées autour de l’installation
et du spectacle, donner au public cet accès aux cheminements associés à la
production de Refuse The Hour
apparaît même comme un enjeu possible en soi (et plus seulement une
conséquence). Réunissant des notes de William Kentridge et de ses collaborateurs,
des photographies de répétitions et de
workshops, les textes entendus dans l’installation et le spectacle mais
aussi des dessins inédits réalisés pour cette publication, le livre The Refusal of Time oscille entre la
trace, l’explication et l’objet d’art. Il pointe ainsi toute la complexité de
savoir comment saisir des éléments extraits du mouvement d’un processus de
création constant.
Sujet à interrogations
dont Kentridge n’a pas manqué de se saisir dans sa manière de travailler, le
mouvement de la pensée et des idées au cœur du travail de création devient même
le fil conducteur que Refuse The Hour
ajoute et mêle à la trame du temps qu’explore l’ensemble de ce projet à double
aboutissement.
Croquis de Fanny Le Borgne. Scénographie de Refuse the Hour (Sabine Theunissen). |
Dans
la tête de l’artiste : l’atelier
Sous une forme
singulière mêlant du texte, du chant, de la musique jouée sur le plateau, de la
danse, de la vidéo, une scénographie de toiles peintes et des objets manipulés,
Refuse The Hour reste donc en premier
lieu le fruit d’un large réinvestissement scénique des histoires, des idées
explorées et des images réalisées initialement pour l’installation. Il invite
donc à une reconnaissance des mêmes réflexions menées sur le temps. Mais pas
seulement.
Dans un dispositif scénographique
qui met en abime un cadre de scène (formé de toiles peintes verticales et d’une
frise haute représentant les drapés d’un rideau de théâtre) sur un plateau
divisé par une marche qui surélève la moitié de sa profondeur (comme la
démarcation d’une scène et d’un proscenium), William Kentridge se met en scène
dans son propre « rôle ».
Un bureau, à jardin, où Kentridge s’assied, prend des notes, "supervise" le spectacle. |
A l’adresse du public ou pour lui-même, il
livre de sa bouche le texte qu’il a écrit à partir des conversations avec
Galison, d’anecdotes et de réflexions personnelles, tandis que le reste des
éléments s’articulent autour de cette structure dramaturgique (chant, danse,
musique jouée sur scène, manipulation de machines ou encore bien entendu, les
projections vidéo).
Bahm NTabeni, l'un des 4 chanteurs gravitant autour de l'artiste sur scène. |
Sans fard, sans personnage, vêtu d’une manière qui lui est
connue (chemise blanche à manche longue, pantalon à pinces noir), il est accompagné
d’un petit carnet noirci de notes et de dessins, pareil à ceux qui l’ont suivi
tout au long de la préparation du projet dans son ensemble et dont on voit des
pages tourner dans les projections. Il tient en somme son propre rôle
d’artiste. Ses interventions ponctuent un spectacle sans dialogue ni fil
narratif et se donnent rapidement comme le partage d’un flux de pensées
personnelles, morcelées en plusieurs sections thématiques.
Sur scène, une tournette participe à quelques scènes, dont une notable avec la danseuse Dada Masilo, en un "ballet mécanique". |
Élargissant l’horizon de la recherche menée par l’installation, le spectacle met en valeur
le rapport intime et artistique de Kentridge à l’espace-temps de la
création : une invitation à plonger dans sa tête et dans son atelier, tout
premier lieu de gestation des images, de l’association des idées et des formes
dans son travail. "
[i] The Refusal of Time,
installation vidéo et machine mécanique “éléphant”, William Kentridge, montage
vidéo Catherine Meyburgh, design de la machine Jonas Lundquist et Sabine
Theunissen, musique Philip Miller, Documenta 13, Kassel, juin-septembre 2012.
[ii] GALISON Peter, L’empire
du temps, les horloges d’Einstein, les cartes de Poincaré, trad. Bella
Arman, Paris, éd. Robert Laffont, 2005.
[iii] Peter Galison à David Edwards,
plaquette de présentation de l’exposition « La Négation du temps -
Prologue », le Laboratoire, mars 2011.
[iv] Peter Galison à David Edwards, idem.
[v] Catherine Meyburgh (édition
vidéo), Philip Miller (compositeur), Sabine Theunissen (scénographie) et Luc
Dewit (direction d’acteur).
[vi] La Négation du temps –
Prologue (exposition), Le
Laboratoire, Paris, mars à juin 2011.
[vii] Note de l’auteur : la
subdivision du projet en deux axes de création plutôt qu’une installation
unique ne s’est produite qu’en juillet 2011, après l’exposition au Laboratoire,
à l’occasion du Workshop à Aix-en-Provence.
[viii] The Refusal of Time, Paris, éd. Xavier Barral, 2012.
Refuse The Hour
Au FRASCATI, Amsterdam, du 18 et 19 juin 2012.
A l’OPÉRA-THÉÂTRE, Avignon, du 7 au 13 juillet 2012.
durée 1h25 – création 2012 – spectacle en anglais surtitré en français
Au FRASCATI, Amsterdam, du 18 et 19 juin 2012.
A l’OPÉRA-THÉÂTRE, Avignon, du 7 au 13 juillet 2012.
durée 1h25 – création 2012 – spectacle en anglais surtitré en français
conception et livret William Kentridge
musique et co-orchestration Philip Miller
chorégraphie Dada Masilo
édition et construction vidéo Catherine Meyburgh
dramaturgie Peter Galison
scénographie Sabine Theunissen
direction des acteurs Luc de Wit
costumes Greta Goiris
création des machines Christoff Wolmarans, Louis Olivier, Jonas Lundquist
conception lumière Urs Schoenebaum
direction musicale et co-orchestration Adam Howard
direction technique John Carroll
assistanat technique Charles Picard
ingénieur son Gavan Eckhart
assistanat à la conception des lumières John Torres
opérateur vidéo et lumière Kim Gunning
assistant opérateur vidéo Boris Theunissen
assistant édition vidéo Snezana Marovic
traduction surtitrage Isabelle Famchon
production Caroline Naphegyi assistée de Magdaléna Lataillade et Olivia Sautereau
avec
Joanna Dudley, William Kentridge, Dada Masilo, Ann Masina, Donatienne Michel-Dansac,
Thato Motlhaolwa, Bahm Ntabeni
et les musiciens
Waldo Alexander, Adam Howard, Tlale Makhene, Philip Miller, Vincenzo Pasquariello,
Dan Selsick, Thobeka Thukane
Production exécutive Tomorrowland
Coproduction Festival d’Avignon, Holland Festival (Amsterdam), RomaEuropa Festival et Teatro Di
Roma (Rome), Onassis Cultural Center (Athènes),
avec le soutien de la Marian Goodman Gallery (New York - Paris), de la Galleria Lia Rumma (Naples
- Milan), de la Goodman Gallery (Johannesburg - Le Cap), du Goethe-Institut (Afrique du Sud) et de
l’Institut français.
Joanna Dudley, William Kentridge, Dada Masilo, Ann Masina, Donatienne Michel-Dansac,
Thato Motlhaolwa, Bahm Ntabeni
et les musiciens
Waldo Alexander, Adam Howard, Tlale Makhene, Philip Miller, Vincenzo Pasquariello,
Dan Selsick, Thobeka Thukane
Production exécutive Tomorrowland
Coproduction Festival d’Avignon, Holland Festival (Amsterdam), RomaEuropa Festival et Teatro Di
Roma (Rome), Onassis Cultural Center (Athènes),
avec le soutien de la Marian Goodman Gallery (New York - Paris), de la Galleria Lia Rumma (Naples
- Milan), de la Goodman Gallery (Johannesburg - Le Cap), du Goethe-Institut (Afrique du Sud) et de
l’Institut français.
avec l’aide du Studio William Kentridge (Johannesburg)
Spectacle créé le 18 juin 2012 au Holland Festival, Amsterdam.
Reprise du 23 au 27 Juillet 2013 au Paris Quartier d'été, théâtre éphémère.
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